Peut-on douter que, dans les repas somptueux des perses, dans leurs soupers de bonne compagnie, l’on ne se moquât de la frugalité et de la grossiéreté des spartiates ? Et que des courtisans, accoutumés à ramper dans l’antichambre des eunuques pour y briguer l’honneur honteux d’en être le jouet, ne donnassent le nom de férocité au noble orgueil qui défendoit aux grecs de se prosterner devant le grand roi ?
Un peuple esclave doit nécessairement jeter du ridicule sur l’audace, la magnanimité, le désintéressement, le mépris de la vie, enfin sur toutes les vertus fondées sur un amour extrême de la patrie et de la liberté. On devoit, en Perse, traiter de fou, d’ennemi du prince, tout sujet vertueux qui, frappé de l’héroïsme des grecs, exhortoit ses concitoyens à leur ressembler, et à prévenir, par une prompte réforme dans le gouvernement, la ruine prochaine d’un empire où la vertu étoit méprisée. Les perses, sous peine de se trouver vils, devoient trouver les grecs ridicules. Nous ne pouvons jamais être frappés que des sentiments qui nous affectent nous-mêmes vivement. Un grand citoyen, objet de vénération par-tout où l’on est citoyen, ne passera jamais que pour fou dans un gouvernement despotique. Parmi nous autres européans, encore plus éloignés de la vileté des orientaux que de l’héroïsme des grecs, que de grandes actions passeroient pour folles, si ces mêmes actions n’étoient consacrées par l’admiration de tous les siecles ! Sans cette admiration, qui ne citeroit point comme ridicule cet ordre qu’avant la bataille de Mantinée le roi Agis reçut du peuple de Lacédémone : ne profitez point de l’avantage du nombre, renvoyez une partie de vos troupes ; ne combattez l’ennemi qu’à force égale. On traiteroit pareillement d’insensée la réponse qu’à la journée des argineuses fit Callicratidas, général de la flotte lacédémonienne : Hermon lui conseilloit de ne point combattre avec des forces trop inégales l’armée navale des athéniens : ô Hermon, lui répondit-il, à dieu ne plaise que je suive un conseil dont les suites seroient si funestes à ma patrie ! Sparte ne sera point déshonorée par son général. C’est ici qu’avec mon armée je dois vaincre ou périr. est-ce à Callicratidas d’apprendre l’art des retraites à des hommes qui, jusqu’aujourd’hui, ne se sont jamais informés du nombre, mais seulement du lieu où campoient leurs ennemis ? Une réponse si noble et si haute paroîtroit folle à la plupart des gens. Quels hommes ont assez d’élévation dans l’ame, une connoissance assez profonde de la politique, pour sentir, comme Callicratidas, de quelle importance il étoit d’entretenir, dans les spartiates, l’audacieuse opiniâtreté qui les rendoit invincibles ? Ce héros savoit qu’occupés sans cesse à nourrir en eux le sentiment du courage et de la gloire, trop de prudence pourroit en émousser la finesse, et qu’un peuple n’a point les vertus dont il n’a pas les scrupules.
Les demi-politiques, faute d’embrasser une assez grande étendue de temps, sont toujours trop vivement frappés d’un danger présent. Accoutumés à considérer chaque action indépendamment de la chaîne qui les unit toutes entr’elles, lorsqu’ils pensent corriger un peuple de l’excès d’une vertu, ils ne font le plus souvent que lui enlever le palladium auquel sont attachés ses succès et sa gloire. C’est donc à l’ancienne admiration qu’on doit l’admiration présente que l’on conserve pour ces actions : encore cette admiration n’est-elle qu’une admiration hypocrite ou de préjugé. Une admiration sentie nous porteroit nécessairement à l’imitation. Or, quel homme, parmi ceux-là même qui se disent passionnés pour la gloire, rougit d’une victoire qu’il ne doit pas entiérement à sa valeur et à son habileté ? Est-il beaucoup d’Antiochus-Soter ? Ce prince sent qu’il ne doit la défaite des galates qu’à l’effroi qu’avoit jeté dans leurs rangs l’aspect imprévu de ses éléphants ; il verse des larmes sur ses palmes triomphales, et fait, sur le champ de bataille, élever un trophée à ses éléphants. On vante la générosité de Gélon. Après la défaite de l’armée innombrable des carthaginois, lorsque les vaincus s’attendoient aux conditions les plus dures, ce prince n’exige de Carthage humiliée que d’abolir les sacrifices barbares qu’ils faisoient de leurs propres enfants à Saturne. Ce vainqueur ne veut profiter de sa victoire que pour conclure le seul traité qui, peut-être, ait jamais été fait en faveur de l’humanité. Parmi tant d’admirateurs, pourquoi Gélon n’a-t-il point d’imitateurs ? Mille héros ont tour à tour subjugué l’Asie : cependant il n’en est aucun qui, sensible aux maux de l’humanité, ait profité de sa victoire pour décharger les orientaux du poids de la misere et de l’avilissement dont les accable le despotisme. Aucun d’eux n’a détruit ces maisons de douleurs et de larmes, où la jalousie mutile sans pitié les infortunés destinés à la garde de ses plaisirs, et condamnés au supplice d’un desir toujours renaissant et toujours impuissant. L’on n’a donc pour l’action de Gélon qu’une estime hypocrite ou de préjugé. Nous honorons la valeur, mais moins qu’on ne l’honoroit à Sparte : aussi n’éprouvons-nous pas, à l’aspect d’une ville fortifiée, le sentiment de mépris dont étoient affectés les lacédémoniens. Quelques-uns d’eux, passant sous les murs de Corinthe, quelles femmes, demanderent-ils, habitent cette cité ? Ce sont, leur répondit-on, des corinthiens. ne savent-ils pas, reprirent-ils, ces hommes vils et lâches, que les seuls remparts impénétrables à l’ennemi sont des citoyens déterminés à la mort ? tant de courage et d’élévation d’ame ne se rencontre que dans des républiques guerrieres. De quelque amour que nous soyions animés pour la patrie, on ne verra point de mere, après la perte d’un fils tué dans le combat, reprocher au fils qui lui reste d’avoir survécu à sa défaite. On ne prendra point exemple sur ces vertueuses lacédémoniennes : après la bataille de Leuctres, honteuses d’avoir porté dans leur sein des hommes capables de fuir, celles dont les enfants étoient échappés au carnage se retiroient au fond de leurs maisons, dans le deuil et le silence ; lorsqu’au contraire les meres dont les fils étoient morts en combattant, pleines de joie et la tête couronnée de fleurs, alloient au temple en rendre graces aux dieux.
2007-12-18 17:10:06
·
answer #1
·
answered by Anonymous
·
7⤊
1⤋