Pour Erasme, je ne sais pas, mais c'est en tout cas ce que pensaient les anciens taoistes. Ils poussaient même le bouchon encore plus loin en demandant carrément à l'homme sage d'être idiot (et non pas simplement de le feindre).
De leur point de vue, la chose s'explique de deux façons différentes :
1/ Le sage a forcemment l'air idiot puisqu'il communie avec ce que les taoistes appellaient "la Voie" (dao), le principe originel dont tous les phénomènes découlent et suivant lequel ils se déploient. Parce qu'il est "au dessus" des phénomènes du monde pris individuellement, parce qu'il évolue au niveau du "tout", parce qu'il garde toujours du recul par rapport aux évenements, le sage a nécessairement l'air idiot pour les hommes pris dans le "feu de l'action" de l'existence.
2 / Le sage DOIT avoir l'air idiot pour durer. Celui qui cherche à "briller" (que ce soit en se vantant, en étalant sa culture, etc) finit souvent par "insulter" autrui (pas nécessairement volontairement d'ailleurs). Il se fait donc des ennemis et finit par le payer. Au contraire, "qui ne rivalise avec personne, personne ne rivalise avec lui" (Daode Jing). Donc l'idiot, sous-estimé, passe inaperçu et évite les ennuis, ce qui lui permet de vivre longtemps ... parce qu'il fuit la gloire et les emmerdes qui souvent l'accompagnent.
Ci-dessous quelques exemples historiques célèbres d'idiotie feinte à des fins tactiques :
1/ La folie de Sima Yi :
Au IIIème siècle après JC, la Chine était divisée en 3 royaumes : Wei, Shu et Wu.
L'empereur de Wei étant mort jeune, il n'avait laissé sur le trône qu'un enfant pour lui succéder. Sur son lit de mort, il avait confié la garde de son fils à deux régents : son cousin Cao Shuang, et le généralissime Sima Yi.
"Insociabile regnum" : le pouvoir ne se partage pas, et les deux hommes en étaient vite arrivés à se quereller au sujet des politiques à conduire. Sima Yi avait beau être un militaire de génie, il ne faisait pas le poids contre Cao Shuang, qui disposait du soutien du clan impérial et de nombreux ministres. Sima admit la défaite, et se retira donc volontairement du pouvoir.
Mais en ces temps, et sous un régime despotique comme celui de l'empire, "un bon ennemi était un ennemi mort". Cao Shuang décida donc d'éliminer physiquement Sima Yi pour être sûr d'avoir la paix par la suite.
Avant de passer aux actes, il envoya ses espions s'informer sur l'état de son adversaire à la retraite.
Ce dernier simula alors la sénilité la plus extrême. Il restait cloitré chez lui le plus clair de son temps. Lorsqu'un visiteur se présentait à sa porte, il faisait mine d'être pris de crises de délire et allait jusqu'à manger ses propres excréments devant son hôte !
Informé de la situation, Cao Shuang décida d'épargner le vieux fou et ne s'en préoccupa plus.
Un bon jour, il quitta la capitale pour aller chasser avec sa cour. Aussitôt, le vieux Sima Yi renfila son armure, rassembla ses fidèles et s'empara par surprise du palais impérial. Détenant l'empereur enfant, et donc la légitimité, il fit condamner à mort tous les alliés de Cao Shuang. Ainsi reconquit-il le pouvoir.
2 / La peur de l'orage de Liu Bei
Quelques décennies plus tôt, la Chine était en proie à une guerre civile féroce. L'ancêtre de Cao Shuang, Cao Cao, était l'homme le plus puissant de son temps.
Un jour, il déjeunait avec un condottiere qui s'était temporairement placé sous sa protection, un certain Liu Bei. Alors qu'ils vidaient ensemble des coupes d'alcool dans un pavillon du parc impérial, Cao Cao demanda à son hôte : "Selon vous, quels sont les héros de notre temps ?". Liu Bei lui cita alors une liste de noms de soldats contemporains, que Cao repoussa, qualifiant tous ces hommes d'incapables ou de fanfarons.
Cao se pencha alors vers Liu Bei et lui chuchota, sur le ton de la confidence : "Non vraiment. En notre temps, je ne vois que deux hommes dignes du titre de héros : Vous et moi" !
Cao était l'homme le plus puissant de Chine, et un ambitieux notoire. Etre consideré par lui comme un "héros" revenait à être consideré par lui comme un "rival". Et les rivaux de Cao ne faisaient pas long feu, en général. C'est pourquoi, en entendant cette confidence, Liu Bei blémit et lacha la paire de baguettes qu'il tenait dans la main.
Or il se trouve qu'au dehors du pavillon, tombait une pluie d'orage. Liu Bei s'excusa donc de sa "maladresse" en bredouillant : "Ah ! L'orage me fait toujours cet effet là ! Après tout, Confucius lui même craignait le tonnerre ... ".
Surpris de ce manque de courage digne d'un enfant de 7 ans, Cao Cao cessa de considérer Liu Bei comme une menace.
Mal lui en prit. Une vingtaine d'années plus tard, Liu Bei fonda un royaume qui résista à Cao jusqu'à sa mort.
Simuler la bêtise est souvent une sage politique. On évite de se faire des ennemis, et on ne dévoile son jeu qu'au moment opportun. C'est effectivement "sage". Et comme c'est difficile à supporter au niveau de l'amour propre, seuls les plus sages des hommes en sont capables.
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@messier51 (infra) : "un proverbe zen dit aussi qu'un arbre qui est jugé inutile vit plus longtemps...."
En fait, ce proverbe est d'origine taoiste. Il vient du "Zhuangzi" (i.e. [Livre de] Maitre Zhuang). Voici l'histoire complète :
"Zhuangzi se promenait en forêt en compagnie de ses disciples. En chemin, ils virent des bucherons abattre une section du bois. Ils avaient coupé tous les arbres sauf un. Aussi un disciple interrogea Zhuangzi : "Pourquoi les bucherons n'ont-il pas coupé cet arbre" ? A quoi Zhuangzi répondit : "Parce qu'il est inutile. Son bois est tordu, difficile à travailler. Il ne flotte pas lorsqu'on le pose sur l'eau et pourrit lorsqu'on le laisse à l'air libre. Que pourrait-on en faire ?".
Après cette balade revigorante, Zhuangzi et sa troupe fit une pause dans la demeure d'un de ses amis. L'ami en question, pour lui faire honneur décida de tuer un poulet pour le lui cuisiner. Cet homme avait deux poulets : un silencieux et un "chanteur". Il tua le poulet silencieux. Aussi un des disciples de Zhuangzi, étonné, interpella t-il son maitre : "Pourquoi a t-il tué ce poulet ?
- Parce qu'il était inutile : il ne savait pas chanter !
- Mais tout à l'heure, nous avons vu que l'arbre inutile survivait grace à son inutilité. Pourquoi en va t-il differemment du poulet ? Finalement, qu'est-ce qui vaut le mieux pour durer : être utile ou inutile ?
- Se trouver entre les deux !" (fin de l'histoire).
Et puisque j'en suis à Zhuangzi, voici une autre histoire qu'il rapporte sur le thème de l'idiotie :
"Le coq de Ji"
Le prince de Qi aimait les combats de coq. Il demanda au sieur Ji de dresser un jeune coq de combat pour lui. Après lui avoir laissé la bête trois semaines, il vint le trouver : "Le coq est-il prêt ?
- Non, répondit Ji. Lorsqu'il voit d'autres coqs, il se dresse sur ses ergots et gonfle son plumage. Il prend un air féroce et caquette agressivement. Il n'est pas prêt."
Deux semaines plus tard, le duc de Qi revint le trouver. "Le coq est-il prêt ?
- Non, pas encore. Lorsqu'il voit d'autres coqs, son regard se trouble et son bec se serre. Il n'est pas encore prêt".
Encore deux semaines plus tard, le duc revint trouver Ji : "Alors, le coq est-il enfin prêt ???
- Oui, il est prêt. Lorsqu'on le place au milieu d'autres coqs, il reste stupide et immobile comme un morceau de bois mort, indifférent à leur présence et oublieux de lui même. Lorsqu'ils l'aperçoivent, les autres coqs d'abord s'excitent, puis, interloqués, reculent, avant de fuir, en proie à la panique. Il ne peut peut être vaincu !
- Parfait, dit le duc !".
Hmm ... Les "combats" de ce coq ne devaient pas être passionnants !!! Haha !
(@messier : au sujet du zen et du taoisme : Oui,c'est juste. D'un point de vue académique, il serait d'ailleurs intéressant de voir en quoi le "Dhyana" de Boddhidharma differe du "zen" actuel ... Bref, jusqu'où le taoisme a poussé son influence.)
2007-11-13 18:45:32
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answer #2
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answered by Julian (331-363) 6
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