Après La Fortune des Rougon (1871) et La Curée (1872), Le Ventre de Paris est le troisième roman de la série des Rougon-Macquart. Sa parution en feuilleton dans le quotidien L'État en mars 1873, puis en volume chez Charpentier deux mois plus tard, est accueillie assez fraîchement. Si de rares confrères comme Maupassant et Huysmans s'enthousiasment, la plupart des critiques se bouchent le nez. Attitude résumée par ces lignes de Barbey d'Aurevilly dans le Constitutionnel du 14 juillet 1873 : « Le Ventre de Paris est l'œuvre à présent la plus avancée (et vous pouvez l'entendre comme il vous plaira !) dans le sens de vulgarité et de matière qui nous emporte de plus en plus... Mais ce ne sera pas la dernière ! Il y a plus bas que le ventre. » Sept ans plus tard, Nana confirmera d'ailleurs cette ironique prémonition ! Le Ventre de Paris n'en est pas moins un livre capital dans l'œuvre d'Émile Zola (1840-1902), dont il fixe les principales obsessions et met en place les grands traits stylistiques.
sur Internet Un Maigre chez les Gras
La force du roman ne repose en vérité ni sur l'originalité ni sur la complexité de l'intrigue, réduite à une simple trame. Florent, un jeune républicain évadé du bagne de Cayenne où l'avait conduit son activisme politique, retrouve son demi-frère, Quenu, qui tient une charcuterie prospère dans le nouveau quartier des Halles avec sa femme, Lisa Macquart. Recueilli par le couple, le jeune idéaliste, qui a fait la connaissance du peintre Claude Lantier ainsi que du rôtisseur Gavard, républicain lui aussi, accepte de remplacer un inspecteur à la marée. De cette position privilégiée, il découvre le monde étriqué des commerçants, avec sa mesquinerie, son égoïsme et son hypocrisie. Il se joint bientôt à un petit groupe d'opposants qui complote contre le gouvernement impérial. Mais victime des rivalités et des jalousies, dénoncé par Lisa qui craint pour son commerce, il est arrêté par la police, qui le surveillait depuis son arrivée, et retourne au bagne. Zola inaugure ici un dispositif narratif qu'il réutilisera à plusieurs reprises (par exemple dans Germinal) : l'intrusion dans un monde clos et figé d'un élément étranger qui s'y intègre, le perturbe un temps, avant d'en être finalement expulsé. Grâce à ce témoin extérieur, le romancier se ménage la possibilité d'une étude quasi ethnographique du microcosme social choisi, la description prenant ici largement le pas sur l'action, réduite, le plus souvent, à des déambulations au milieu des étalages.
« Bruegel chez Baltard »
Dans l'Ébauche du roman, Zola a très clairement exposé les grandes lignes de son projet, pensé initialement comme un complément à La Curée (« ... la bourgeoisie appuyant sourdement l'Empire, parce que l'Empire lui donne la pâtée matin et soir... »). « L'idée générale est : le ventre - le ventre de Paris, les Halles où la nourriture afflue, pour rayonner sur les quartiers divers -, le ventre de l'humanité et par extension la bourgeoisie digérant, ruminant, cuvant en paix ses joies et ses honnêtetés moyennes [...] ; cet engraissement, cet entripaillement est le côté philosophique de l'œuvre. Le côté artistique est les Halles modernes, les gigantesques natures mortes. » Le ventre est en effet au cœur de l'« anthropologie mythique » zolienne (J. Borie). Il est l'organe central du corps social, à la fois lieu où se conjuguent tous les appétits des hommes - appétit de nourriture bien sûr, mais aussi de jouissance sexuelle (le ventre de Nana), d'argent et de pouvoir (la « curée »), voire de création artistique (le ventre de la femme nue de l'ultime tableau de Claude dans L'Œuvre) - et instrument à peine métaphorisé de leur asservissement et de leur destruction par dévoration et digestion, comme le « Voreux » qui engloutit les mineurs de Germinal, le « ventre de métal » de l'alambic où se noient les ouvriers de L'Assommoir, ou encore la chaudière infernale de La Bête humaine. Ainsi, avec Le Ventre de Paris, se met en place la fameuse conception sociobiologique d'une humanité gouvernée par ses instincts, en proie à l'éternelle et permanente lutte darwinienne pour la survie, dont l'opposition allégorique des Gras et des Maigres, rendue célèbre par Bruegel et qui reviendra à maintes reprises dans les Rougon-Macquart, est comme le concentré : « Les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d'échalas envieux ; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l'audace de s'introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d'un jeu de boules. » Dans cette vision toute romantique (on retrouve des accents du Musset de La Confession d'un enfant du siècle), incarnée par le « couple » antithétique Florent-Lisa, Zola a naturellement choisi son camp : « Caïn était un Gras et Abel un Maigre. »
Ce dualisme assez simpliste est heureusement miné de l'intérieur. C'est que, si les « gigantesques natures mortes » que constituent les tas de victuailles sont pour le politique et le moraliste autant de « vanités », symboles d'une société bourgeoise repue et déjà à demi décomposée, elles défient également le pinceau du peintre (d'où la présence de Claude Lantier aux côtés de Florent) comme la plume de l'écrivain moderne, soucieux de rendre le réel. Et en effet, Le Ventre de Paris peut se lire comme une succession de « morceaux de bravoure » (les légumes, la boucherie, la charcuterie, la poissonnerie, les fleurs, les fromages...), où, comme toujours chez Zola, le souffle épique l'emporte sur la simple observation naturaliste (« C'est Bruegel chez Baltard », écrit Armand Lanoux). Encore la débauche de description à laquelle s'abandonne le romancier à la vue de cet « entripaillement » ne s'explique-t-elle pas seulement par ce « côté artistique ». La fascination qu'elle révèle prend pour nous valeur de symptôme : véritable « retour du refoulé », elle vient nous rappeler que Zola participe lui-même, avec l'humanité qu'il décrit et dont il ne saurait s'abstraire, à cette « économie libidinale » généralisée, de même que Florent l'ascète ne peut s'empêcher d'être troublé par la sensualité débordante, grasse et vulgaire, de Lisa ou de la Normande. Des vingt romans des Rougon-Macquart, Le Ventre de Paris est peut-être celui où se manifeste de la manière la plus exemplaire cette hésitation constante entre l'objectivité du zoologue, la réprobation du moraliste, la compréhension du sociologue, la fascination de l'artiste et l'attirance de l'intellectuel, hésitation par laquelle l'œuvre de Zola continue de nous interroger et de nous séduire.
Suggestions de lecture
- Au bonheur des dames - Émile Zola (1883) ,
- Germinal - Émile Zola (1885) ,
- Les Rougon-Macquart - Émile Zola (1871-1893) ,
- L'Assommoir - Émile Zola (1877) ,
- L'Œuvre - Émile Zola (1886) ,
- Nana - Émile Zola (1880)
Auteur : Guy BELZANE
Bibliographie
É. ZOLA, Le Ventre de Paris, in Les Rougon-Macquart, vol. I, éd. intégrale publiée sous la direction d'A. Lanoux, études, notes et variantes par H. Mitterand, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1960 ; Le Ventre de Paris, introduction de R. Abirached, commentaires et notes de P. Hamon et M.-F. Azéma., coll. Classiques de Poche, L.G.F., Paris, 1997.
Études
J. BORIE, Zola et les mythes, ou De la nausée au salut, Seuil, Paris, 1971
P. HAMON, Le Personnel du roman. Le Système des personnages dans « Les Rougon-Macquart » d'Émile Zola, Droz, Genève, 1983
H. MITTERAND, Zola et le naturalisme, P.U.F., Paris, 1999
article de l'encyclopaedia universalis, une fiche de lecture pour t'aider et te donner envie de le lire, et quelques pistes de réflexions...
Même si tu ne lis pas en entier, lis quelques passages, pour connaitre le style de l'auteur, et ne pas rester la bouche ouverte si un jour on t'en parle d'une part, et pour toi, ce sera un enrichissement personnel...
2007-01-04 16:09:55
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answer #1
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answered by lanthropologuesauvage 3
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