Réprouvée à travers les siècles par les trois communautés juive, chrétienne et musulmane, l'incinération revient aujourd'hui en force en Occident parmi les chrétiens pour des raisons philosophiques, économiques, écologiques, hygiéniques, juridiques (respect des vœux du défunt), pratiques, etc. Condamnée par le pape Léon XIII en 1886 et le Code de droit canon de 1917, elle fut admise par l'Église catholique en 1963 . Mais l'évolution de la crémation diffère d'un pays à l'autre. Ainsi le taux d'incinération en 1998 est de 4.09% en Italie, 14.90% en France, 67.9% en Suisse, 71.42% en Angleterre et 98.42% au Japon . Des juifs libéraux et des musulmans y recourent, mais on n'en connaît pas le pourcentage, probablement infime.
A) Normes musulmanes
Le Coran mentionne l'enterrement des morts. Il raconte qu'après l'assassinat d'Abel par Caïn, Dieu envoya à ce dernier un corbeau qui gratta la terre pour lui indiquer comment faire disparaître la dépouille de son frère (5:31). Ailleurs il est dit: "De la terre, nous vous créâmes. En elle, nous vous ramènerons. D'elle, nous vous ferons surgir une autre fois" (20:55).
On trouve des récits selon lesquels Mahomet aurait interdit de mettre à mort par le feu. Ainsi, après qu'Ali eut brûlé vifs des apostats, Ibn-Abbas objecta en disant qu'il ne les aurait pas brûlés mais exécutés selon la parole de Mahomet: "Celui qui change sa religion, tuez-le". Il invoque contre l'usage du feu une parole de Mahomet qui dit: "Ne punissez pas avec la sanction de Dieu" . Dans un autre récit, Mahomet aurait ordonné à Hamzah Al-Aslami: "Si vous prenez un tel, brûlez-le", ensuite il le rappela et lui dit: "Si vous prenez un tel, tuez-le et ne le brûlez pas parce que personne ne peut châtier par le feu autre que le maître du feu" . Mahomet aurait aussi interdit de détruire une fourmilière par le feu . L'interdiction de faire usage de l'incinération dans ces récits se rapporte donc à l'incinération en tant que sanction du vivant de la personne.
D'après un autre récit de Mahomet, un homme réunit ses enfants autour de lui au moment de sa mort et leur demanda ce qu'ils pensaient de lui. Ses enfants lui répondirent qu'il était le meilleur des pères. Il leur dit, par humilité, qu'il n'avait fait auprès de Dieu aucun bien et que si Dieu pouvait le saisir, il le punirait comme personne n'a été puni. Il fit alors jurer ses enfants de le brûler après sa mort jusqu'à ce qu'il devienne du charbon, de le réduire en cendres et de les disperser un jour de vent, moitié dans la terre et moitié dans la mer, pensant ainsi échapper à Dieu. Après la mort, les fils exécutèrent la volonté de leur père. Dieu donna l'ordre à la terre et à la mer de rendre les parts du décédé et voilà l'homme debout en présence de Dieu. Dieu lui demanda: "Qu'est-ce qui te poussa à donner un tel ordre?", et le défunt répondit: "Ma crainte de toi, Seigneur". Dieu le combla alors de sa miséricorde . Ce récit vise à démontrer que Dieu est capable de ressusciter l'homme même s'il est incinéré et ses cendres dispersées par le vent. Il ne comporte aucune désapprobation de l'incinération.
Dans certains pays arabes, il existe des crématoires pour ceux dont les normes religieuses permettent l'incinération. C'est le cas en Égypte . Les ouvrages en arabe ne traitent pas de l'incinération puisqu'elle n'est pas d'usage chez les musulmans, mais la Commission de fatwa égyptienne se prononça concernant cette pratique le 29 juillet 1953:
Tous les musulmans s'accordent sur le fait que l'être humain a une immunité et une dignité tant vivant que mort, comme l'indique la parole de Dieu: "Nous avons honoré les fils d'Adam" (17:70). Selon les récits authentiques du Prophète, suivis par ses compagnons, leurs successeurs et tous les musulmans jusqu'à aujourd'hui, l'enterrement dans une niche ou une fosse fait partie de la dignité d'un être humain après sa mort. De ce fait, il n'est pas permis d'incinérer les cadavres des musulmans. Et si le défunt avait demandé cela par testament, son testament serait nul et non exécutable. L'incinération des cadavres n'a été connue que dans les traditions des zoroastriens, et on nous a commandé de faire différemment de ce qu'ils font et de ce qui ne correspond pas à notre loi noble .
On trouve d'autres fatwas sur Internet, sollicitées par des musulmans vivant en Occident . En réponse à ma demande du 10 mai 2001, le service de fatwa d'islam-online écrit:
L'islam interdit strictement de châtier un vivant par le feu. Pour cela, lorsque le Prophète a vu que ses compagnons avaient brûlé une fourmilière, il leur dit: "Ne peut châtier par le feu que le maître du feu". De même il est interdit de brûler les morts en raison du récit de Mahomet: "Ce qui fait souffrir le vivant fait souffrir le mort". L'islam insiste sur le fait que l'eau servant à laver le défunt doit être chauffée à un degré moyen supportable et ne le faisant pas souffrir. On doit imaginer que le mort est vivant, ce dont on doit tenir compte pour ce qui pourrait lui faire du mal et ce qui lui serait utile. Ainsi l'eau ne sera pas chauffée à ébullition pour que sa peau ne soit pas pelée. À plus forte raison, il est interdit de brûler le mort.
Il n'existe pas de pratique d'incinération des morts musulmans dans les pays arabes parce que ce rituel se rattache à des religions et des groupes religieux non célestes. Une telle pratique ne se trouve ni chez les musulmans, ni chez les juifs, ni chez les chrétiens. Et je ne connais aucun musulman dans un pays occidental qui ait demandé à se faire incinérer, à moins d'avoir suivi avant sa mort d'autres enseignements que ceux de l'islam ou d'avoir changé sa religion. Et dans ce cas nous ne pouvons pas le compter parmi les musulmans ni en tenir compte dans notre fatwa .
On remarque dans cette fatwa la référence au récit de Mahomet: "Ce qui fait souffrir le vivant fait souffrir le mort". Or si on veut suivre ce récit, on ne devrait ni mettre le mort sous terre, ni le jeter dans la mer au cas où il mourrait sur un bateau puisque ces deux mesures, si appliquées à un vivant, le font souffrir. Certes, l'incinération n'est pas d'usage chez les musulmans. Mais le Coran permet un changement dans ce domaine puisqu'il interdit de gaspiller inutilement de l'argent (17:26) et d'endommager la nature (2:60). D'ailleurs, certains musulmans recourent déjà à l'incinération en Occident, notamment parmi ceux qui sont mariés à des non-musulmanes . Si aujourd'hui les autorités religieuses juives, chrétiennes ou musulmanes restent hostiles à l'incinération, c'est probablement parce que l'ensevelissement leur rapporte plus sur le plan financier et sur le plan du pouvoir.
B) Normes suisses
L'aide-mémoire de la Fondation des cimetières islamiques suisses indique: "L'incinération est absolument interdite". Une feuille de la Fondation culturelle islamique précise:
Toutes les écoles coraniques sont unanimes quant au fait que la terre est le lieu final de chaque dépouille. Le Coran dit: "N'avons-nous pas fait de la terre un endroit les contenant tous, les vivants ainsi que les morts" (77:25). Il dit aussi: "C'est d'une goutte de sperme qu'il l'a créé. Puis il lui donna ses proportions exactes. Ensuite, il lui rendit la voie facile. Puis il l'a fait mourir et inhumer" (80:19-21). Nous en déduisons donc que l'incinération est totalement interdite.
La Suisse a connu le même débat sur l'incinération que le reste de l'Europe. Lors de la rédaction de la Constitution de 1874, la question de l'incinération n'a pas été évoquée. De ce fait, l'article 53 al. 2 aCst ne parle que du droit d'être "enterré décemment". En 1884, un avocat de la Chaux-de-Fonds a remis une pétition au Conseil fédéral demandant que l'incinération soit considérée comme "mode de sépulture décent, par conséquent autorisée dans le sens de la Constitution fédérale, dans tous les cantons et municipalités qui voudront l'introduire". Le Conseil fédéral décida qu'il n'était pas nécessaire de légiférer en la matière, et d'en laisser la compétence aux cantons. Il ajouta:
Il n'a pas paru nécessaire aux partisans de la crémation à Zurich et aux autorités zurichoises de consulter l'autorité fédérale législative ou exécutive sur la question de savoir si ce mode de sépulture est décent; on ne peut que les approuver. C'est à bon droit qu'ils ont pensé aussi que l'incinération ou la crémation des dépouilles humaines, préconisée par les hommes de la science, déclarée compatible avec la religion chrétienne par les ecclésiastiques et chantée même par les poètes de l'antiquité et des temps modernes, ne pourrait jamais être conspuée par vous ou nous comme quelque chose d'indécent! Une pareille objection n'a en effet été présentée, que nous sachions, par aucune autorité ayant eu à s'occuper de la chose .
Il existe aujourd'hui en Suisse 59 crématoires, selon le rapport annuel de l'Union suisse de crémation 1997/1998. 67.97% des décédés en Suisse en 1998 ont été incinérés, ce qui met la Suisse en tête des pays occidentaux après l'Angleterre. La crémation est autorisée par toutes les lois cantonales même si certains cantons ne disposent toujours pas d'installations de crémation pour des considérations religieuses. C'est le cas notamment du canton catholique de Fribourg qui, pourtant, autorise l'incinération (Arrêté du 5 décembre 2000, article 4 al. 4 ). Celui qui veut se faire incinérer à Fribourg doit passer par un autre canton.
Aucun canton n'impose la crémation. L'article 1er du Décret jurassien du 6 décembre 1978 relatif à la crémation stipule: "Ce genre de sépulture ne peut pas être rendu obligatoire". Mais cela n'exclut pas l'imposition de la crémation en cas d'épidémie . D'autre part, certains cantons procèdent parfois à l'incinération des ossements après la désaffectation des tombes selon les délais légaux .
L'incinération est pratiquée soit à la demande du défunt, soit à la demande de ses proches, la volonté du défunt primant sur celle des proches. Dans le canton du Jura, l'article 1er du Décret du 6 décembre 1978 relatif à la crémation autorise celle-ci:
lorsque le défunt a manifesté, par écrit, son désir d'être incinéré, ou bien lorsque ses proches demandent sa crémation, pourvu qu'il ne s'élève pas à cet égard d'opposition parmi eux, ou encore lorsque les personnes chargées du soin de la sépulture du défunt réclament l'incinération, à moins toutefois qu'il n'existe de dernière volonté contraire.
Ce décret ne définit pas le terme proche. Si les proches sont de même degré, cela ne pose pas de problème. Mais qu'en est-il s'il y a plusieurs proches à des degrés différents? On peut présumer dans ce cas que l'avis du plus proche parent prime sur celui du plus lointain parent. Le Tribunal fédéral a confirmé que les personnes en droit de disposer du cadavre étaient celles qui avaient des rapports étroits avec le défunt et qui étaient les plus sensibilisées par sa disparition .
La communauté religieuse du défunt n'a pas le droit d'intervenir pour interdire une incinération. Mais peut-elle refuser le dépôt de l'urne dans le cimetière confessionnel? Cette question a reçu une réponse négative de la part des autorités bâloises dans un cas concernant la communauté israélite. Cette décision fut critiquée par Wyler, qui estime que les autorités civiles ne peuvent accorder à une communauté religieuse un cimetière privé et en même temps contraindre cette communauté à agir contre ses convictions . Mais cette critique n'est pas fondée, du fait que la crémation ne peut pas être considérée comme indécente par la communauté juive. Si cette communauté refuse à un incinéré le droit de se faire enterrer dans le cimetière juif, cela signifie un retour à la pratique de l'Église catholique qui mettait les suicidés hors du cimetière, pratique condamnée par le Conseil fédéral. Bien plus grave est la concession faite par la ville de Berne qui, en octroyant à la communauté musulmane un carré séparé dans le cimetière public, lui a fait la promesse qu'on ne placera pas à l'avenir dans ce carré de cendres ou d'urnes contenant des cendres . Cela signifie que l'incinération est considérée comme une sépulture indécente et que la commune donne aux responsables de la communauté musulmane la possibilité de contraindre les musulmans à renoncer à l'incinération sous peine d'être interdits d'enterrement dans le carré musulman. Il s'agit là d'une atteinte à la liberté religieuse contraire à la Constitution.
Le problème de l'incinération des musulmans s'est posé à Lausanne en mars 2001 . Ben Younes Dhif, un Marocain musulman marié à une Vaudoise chrétienne a exprimé le souhait d'être incinéré, et sa femme voulait respecter ses vœux. Deux neveux de Ben Younes, venus de France, s'y sont opposés et ont alerté la presse, l'Ambassade du Maroc, les mosquées et les centres islamiques. Une pétition a même été lancée. Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève, s'est jeté dans la bataille, déclarant:
C'est la première fois qu'un tel cas de figure se présente. En Suisse, il y a de plus en plus de couples mixtes musulmans-chrétiens, mais jusqu'à présent, à ma connaissance, les convictions religieuses des défunts ont toujours été respectées. L'incinération est tout simplement illicite dans l'islam. Le Prophète Mahomet l'a écrit: casser les os d'un cadavre musulman revient à le briser comme s'il était vivant; la dépouille doit être respectée. Il est même exigé de procéder à l'ensevelissement très rapidement pour préserver son intimité et éviter toute déchéance.
Quant à Hafid Ouardiri, porte-parole de la Fondation culturelle islamique de Genève, il déclara: "Cette situation est étonnante. Je ne comprends pas que la veuve de ce Marocain et sa famille s'opposent à un rituel musulman. Peut-être faut-il mieux expliquer à la veuve pourquoi l'incinération est interdite dans le Coran". Et de conclure: "Quoi qu'il en soit, je suis formel: il est impératif de respecter la foi du mari!" Pour empêcher l'incinération, les neveux de Ben Younes ont mandaté un avocat, Me Jean-Pierre Moser, qui est immédiatement intervenu auprès du Tribunal de district de Lausanne. Face aux pressions exercées sur elle, la veuve a fini par céder au tribunal, renonçant à ce que la justice se décide sur ce cas. Elle n'a pas voulu se battre autour de la dépouille de son mari:
J'essaie de comprendre leurs motivations. Mais ce qu'ils ont fait est odieux. Ils ne respectent tout simplement pas les dernières volontés de mon époux. Quand nous les avons appelés pour leur dire que son état de santé était gravissime, trois mois avant son décès, ils ont promis de venir. Ce n'est qu'après sa mort qu'ils se sont manifestés .
Les centres islamiques auraient pu profiter de ce cas pour éduquer leurs coreligionnaires au lieu de les maintenir dans l'ignorance et de les pousser à enfreindre la dernière volonté du défunt. Ce cas a laissé un goût d'amertume parmi plusieurs chrétiens qui ont été ainsi confirmés dans leur idée que les musulmans sont incapables ou refusent de s'intégrer. Mais nous pensons que les musulmans vivant en Suisse ne pourront pas échapper à ce débat et finiront par adopter l'incinération comme la majorité de la population suisse.
Pour conclure la question des cimetières, on peut dire que seul le premier argument (refus d'être enterré près d'un mécréant) pourrait justifier l'octroi d'un cimetière ou d'un carré séparé réservé exclusivement aux musulmans. Mais cet argument pose problème car il est discriminatoire. Et l'État n'a pas à se porter garant de la discrimination. Si je refuse de m'asseoir à côté d'un juif ou d'un musulman, je serai traité de raciste. Pourquoi ce qui est interdit pendant la vie serait-il permis après la mort? Pour cette raison, nous sommes pour la suppression en Suisse de tous les cimetières religieux existants, y compris les cimetières juifs. Toute solution ou demande contraire devrait tomber sous le coup de la loi contre le racisme.
2006-09-09 06:36:04
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answer #1
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answered by Sam2007 2
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